LA MANDRAGORE
NOUVELLE TIRÉE DE MACHIAVEL
Au présent Conte on verra la sottise
D’un Florentin. Il avoit femme prise
Honnête et sage, autant qu’il est besoin,
Jeune pourtant, chi reste toute belle,
Et n’eut-on cru de jouissance telle
Dans le pays, ni même encor plus loin.
Chacun Faimoit, chacun la jugeoit cligne
D’un autre époux; car, quant à celui-ci,
Qu’on appeloit Nicia Calfucci,
Ce fut un sot, en son temps, très insigne.
Bien le montra lorsque, bon gré, mal gré,
Il résolut d’être père appelé;
Crut qu’il feroit beaucoup pour sa patrie
S’il la pouvoit orner de Calfuccis.
Sainte ni Saint n’étoit en Paradis
Qui de ses voeux n’eût la tête étourdie;
Tous ne savoient où mettre ses présents.
11 consultoit Matrones, Charlatans,
Diseurs de mots, experts sur cette affaire ;
Le tout en vain, car il ne put tant faire
Que d’être père. Il étoit buté là,
Quand un jeune homme, après avoir en France
Etudié, s’en revint à Florence,
Aussi leurré qu’aucun de par-delà;
Propre, galant, cherchant par-tout fortune,
Bien fait de corps, bien voulu de chacune.
Il sut dans peu la carte du pays;
Connut les bons et les méchants maris,
Et de quels bois se chauffoient leurs femelles,
Quels surveillants ils avoient mis près d’elles,
Les si, les car, enfin tous les détours ;
Comment gagner les confidents d’amours,
Et la Nourrice, et le Confesseur même,
Jusques au chien. Tout y fait quand on aime;
Tout tend aux fins, dont un seul ïota
N’étant omis, d’abord le personnage
Jette son plomb sur Messer Nicia
Pour lui donner l’Ordre de Cocuage.
Hardi dessein ! L’épouse de léans,
A dire vrai, recevoit bien les gens,
Mais c’était tout; aucun de ses amants
Ne s’en pouvoit promettre davantage.
Celui-ci seul, Callimaque nommé,
Dès qu’il parut, fut très fort à son gré.
Le galant donc près de la forteresse
Assied son camp, vous investit Lucrèce,
Qui ne manqua de faire la tigresse
A l’ordinaire, et l’envoya jouer.
Il ne savoit à quel Saint se vouer
Quand le mari par sa sottise extrême,
Lui fit juger qu’il n’étoit stratagème,
Panneau n’étoit, tant étrange semblât,
Où le pauvre homme à la fin ne donnât
De tout son coeur, et ne s’en affublât.
L’amant et lui, comme étant gens d’étude,
Avaient entre eux lié quelque habitude,
Car Nice étoit Docteur en Droit Canon;
Mieux eût valu l’être en autre science
Et qu’il n’eût pris si grande confiance
En Callimaque. Un jour, au compagnon
Il se plaignit de se voir sans lignée.
A qui la faute? Il étoit vert-galant,
Lucrèce jeune, et drue, et bien taillée.
Lorsque j’étois à Paris, dit l’amant,
Un Curieux y passa d’aventure.
Je l’allai voir : il m’apprit cent secrets,
Entre autres un pour avoir géniture,
Et n’étoit chose, à son compte, plus sûre.
Le Grand Mogol l’avoit avec succès
Depuis deux ans éprouvé sur sa femme;
Mainte Princesse et mainte et mainte Dame
En avoient fait aussi d’heureux essais.
11 disoit vrai; j’en ai vu des effets.
Cette recette est une médecine
Faite du jus de certaine racine
Avant pour nom Mandragore, et ce jus,
Pris par la femme, opère beaucoup plus
Que ne fit onc nulle ombre Monacale
D’aucun Couvent de jeunes Frères plein :
Dans dix mois d’hui je vous fais père enfin,
Sans demander un plus long intervalle;
Et touchez là. Dans dix mois, et devant,
Nous porterons au baptême l’enfant.
-— Dites-vous vrai ? repartit Messer Nice :
Vous me rendez un merveilleux office.
—
Vrai; je l’ai vu. Faut-il répéter tant?
Vous moquez-vous d’en douter seulement?
Par votre foi, le Mogol est-il homme
Que l’on osât de la sorte affronter ?
Ce Curieux en toucha telle somme
Qu’il n’eut sujet de s’en mécontenter.
Nice reprit : Voilà chose admirable,
Et qui doit être à Lucrèce agréable.
Quand lui verrai-je un poupon sur le sein ?
Notre féal, vous serez le parrain;
C’est la raison ; dès hui je vous en prie.
— Tout doux, reprit alors notre galant;
Ne soyez pas si prompt, je vous en supplie.
Vous allez vite; il faut auparavant
Vous dire tout. Un mal est dans l’affaire;
Mais ici bas put-on jamais tant faire
Que de trouver un bien pur et sans mal ?
Ce jus, doué de vertu tant insigne,
Porte d’ailleurs qualité très maligne;
Presque toujours il se trouve fatal
A celui-là qui le premier caresse
La patiente, et souvent on en meurt.
Nice reprit aussitôt : Serviteur;
Plus de votre herbe, et laissons là Lucrèce
Telle, qu’elle est; bien grand’merci du soin.
Que servira, moi mort, si je suis père?
Pourvoyez-vous de quelque autre compère :
C’est trop de peine; il n’en est pas besoin.
L’amant lui dit : Quel esprit est le vôtre ?
Toujours il va d’un excès dans un autre.
Le grand désir de vous voir un enfant
Vous transportoit naguère d’allégresse.,
Et vous voilà, tant vous avez de presse,
Découragé sans attendre un moment.
Oyez le reste, et sachez que Nature
A mis remède à tout, fors à la mort.
Qu’est-il de faire afin que l’aventure
Nous réussisse, et qu’elle aille à bon port ?
Il nous faudra choisir quelque jeune homme
D’entre le peuple, un pauvre malheureux,
Qui vous précède au combat amoureux,
Tente la voie, attire et prenne en somme
Tout le venin : puis, le danger ôté,
Il conviendra que de votre côté
Vous agissiez sans tarder davantage :
Car soyez sûr d’être alors garanti.
Il nous faut faire in anima vili
Ce premier pas, et prendre un personnage
Lourd et de peu, mais qui ne soit pourtant
Mal fait de corps, ni par trop dégoûtant,
Ni d’un toucher si rude et si sauvage
Qu’à votre femme un supplice ce soit.
Nous savons bien que Madame Lucrèce,
Accoutumée à la délicatesse
De Nicia, trop de peine en auroit.
Même il se peut qu’en venant à la chose
Jamais son coeur n’y voudroit consentir.
Or ai-je dit un jeune homme, et pour cause;
Car plus sera d’âge pour bien agir,
Moins laissera de venin, sans nul doute ;
Je vous promets qu’il n’en laissera goutte.
Nice d’abord eut peine à digérer
L’expédient, allégua le danger,
Et l’infamie; il en seroit en peine;
Le Magistrat pourroit le rechercher
Sur le soupçon d’une mort si soudaine.
Empoisonner un de ses Citadins !
Lucrèce étoit échappée aux blondins ;
On Falloit mettre entre les bras d’un rustre !
Je suis d’avis qu’on prenne un homme illustre,
Dit Callimaque, ou quelqu’un qui bientôt
En mille endroits cornera le mystère!
Sottise et peur contiendront ce pitaud;
Au pis aller, l’argent le fera taire.
Votre moitié n’ayant lieu de s’y plaire,
Et le coquin même n’y songeant pas,
Vous ne tombez proprement dans le cas
D’un cocuage. Il n’est pas dit encore
Qu’un tel paillard ne résiste au poison.,
Et ce nous est une double raison
De le choisir tel que la Mandragore
Consume en vain sur lui tout son venin :
Car, quand je dis qu’on meurt, je n’entends dire
Assurément. Il vous faudra demain
Faire choisir sur la brune le Sire,
Et dès ce soir donner la potion ;
J’en ai chez moi de la confection.
Gardez-vous bien au reste, Messer Nice,
D’aller paroître en aucune façon.
Ligurio choisira le garçon ;
C’est là son fait, laissez-lui cet office.
Vous vous pouvez fier à ce valet
Comme à vous-même ; il est sage et discret.
J’oublie encor que pour plus d’assurance
On bandera les yeux à ce paillard;
11 ne saura qui, quoi, n’en quelle part,
N’en quel logis, ni si dedans Florence,
Ou bien dehors, on vous l’aura mené.
Par Nicia le tout fut approuvé.
Restoit sans plus d’y disposer sa femme.
De prime face elle crut qu’on rioit ;
Puis se fâcha ; puis jura sur son ame
Que mille fois plutôt on la tueroit.
Que diroit-on si le bruit en couroit ?
Outre l’offense et péché trop énorme,
Calfuce et Dieu savoient que de tout temps
Elle avoit craint ces devoirs complaisants,
Qu’elle enduroit seulement pour la forme.
Puis il viendroit quelque mâtin difforme
L’incommoder, la mettre sur les dents !
Suis-je de taille à souffrir toutes gens ?
Quoi ! Recevoir un pitaud dans ma couche!
Puis-je y songer qu’avecque du dédain?
Et, par Saint Jean! ni pitaud, ni blondin,
Ni Roi, ni Roc, ne feront qu’autre touche,
Que Nicia, jamais one à ma peau.
Lucrèce étant de la sorte arrêtée,
On eut recours à Frère Timothée :
Il la prêcha, mais si bien et si beau
Qu’elle donna les mains par pénitence.
On l’assura de plus qu’on choisiroit
Quelque garçon
d’honnête corpulence,
Non trop rustaud, et qui ne lui feroit
Mal ni dégoût. La potion fut prise.
Le lendemain notre amant se déguise,
Et s’enfarine en vrai Garçon Meunier:
Un faux menton, barbe d’étrange guise ;
Mieux ne pouvoit se métamorphoser.
Ligurio, qui de la faciende
Et du complot avoit toujours été,
Trouve l’amant tout tel qu’il le demande
Et, ne doutant qu’on n’y fût attrapé,
Sur le minuit le mené à Messer Nice,
Les yeux bandés, le poil teint, et si bien
Que notre époux ne reconnut en rien
Le compagnon. Dans le lit il se glisse
En grand silence ; en grand silence aussi
La patiente attend sa destinée,
Bien blanchement, et ce soir atournée.
Voire ce soir ! Atournée ! Et pour qui ?
Pour qui ? J’entends ; n’est-ce pas que la Dame
Pour un Meunier prenoit trop de souci?
Vous vous trompez; le sexe en use ainsi;
Meuniers ou Rois, il veut plaire à toute ame.
C’est double honneur, ce semble, en une femme,
Quand son mérite échauffe un esprit lourd,
Et fait aimer les coeurs nés sans amour.
Le travesti changea de personnage
Sitôt qu’il eut Dame de tel corsage
A ses côtés, et qu’il fut dans le lit,
Plus de Meunier. La galande sentit
Auprès de soi la peau d’un honnête homme,
Et ne croyez qu’on employât au somme
De tels moments. Elle disoit tout bas :
Qu’est-ce ci donc ? Ce compagnon n’est pas
Tel que j’ai cru; le drôle a la peau fine :
C’est grand dommage ; il ne mérite, hélas !
Un tel destin ; j’ai regret qu’au trépas
Chaque moment de plaisir l’achemine.
Tandis l’époux, enrôlé tout de bon,
De sa moitié plaignoit bien fort la peine.
Ce fut avec une fierté de Reine
Qu’elle donna la première façon
De cocuage; et, pour le décoron,
Point ne voulut y joindre ses caresses.
A ce Garçon la perle des Lucreces
Prendroit du goût ! Quand le premier venin
Fut emporté, notre amant prit la main
De sa maîtresse, et de baisers de flammée
La parcourant : Pardon, dit-il, Madame ;
Ne vous fâchez du tour qu’on vous a fait
C’est Callimaque ; approuvez son martyre :
Vous ne sauriez ce coup vous en dédire ;
Votre rigueur n’est plus d’aucun effet.
S’il est fatal toutefois que j’expire,
J’en suis content. Vous avez dans vos mains
Un moyen sûr de me priver de vie,
Et le plaisir, bien mieux qu’aucuns venins,
M’achèvera ; tout le reste est folie.
Lucrèce avoit jusques-là résisté,
Non par défaut de bonne volonté,
Ni que l’amant ne plût fort à la belle ;
Mais la pudeur et la simplicité
L’avoient rendue ingrate en dépit d’elle.
Sans dire mot, sans oser respirer,
Pleine de honte et d’amour tout ensemble,
Elle se met aussitôt à pleurer.
A son amant peut-elle se montrer
Après cela ? Qu’en pourra-t-il penser ?
Dit-elle en soi, et qu’est-ce qu’il lui semble ?
J’ai bien manqué de courage et d’esprit.
Incontinent un excès de dépit
Saisit son coeur, et fait que la pauvrette
Tourne la tête, et vers le coin du lit
Se va cacher, pour dernière retraite.
Elle y voulut tenir bon; mais en vain;
Ne lui restant que ce peu de terrain,
La Place fut incontinent rendue.
Le vainqueur l’eut à sa discrétion;
Il en usa selon sa passion :
Et plus ne fut de larme répandue,
Honte cessa ; scrupule autant en fit.
Heureux sont ceux qu’on trompe à leur profit!
L’aurore vint trop tôt pour Callimaque,
Trop tôt encor pour l’objet de ses voeux.
Il faut, dit-il, beaucoup plus dune attaque
Contre un venin tenu si dangereux.
Les jours suivants notre couple amoureux
Y sut pourvoir; l’époux ne tarda gueres
Qu’il n’eût atteint tous ses autres confrères.
Pour ce coup-là fallut se séparer.
L’amant courut chez soi se recoucher.
A peine au lit il s’étoit mis encore
Que notre époux, joyeux et triomphant,
Le va trouver, et lui conte comment
S’étoit passé le jus de Mandragore.
D’abord, dit-il, j’allai tout doucement
Auprès du lit écouter si le sire
S’approcheroit, et s’il en voudroit dire ;
Puis je priai notre épouse tout bas
Qu’elle lui fit quelque peu de caresse,
Et ne craignît de gâter ses appas ;
C’étoit au plus une nuit d’embarras.
Et ne pensez, ce lui dis-je, Lucrèce,
Ni l’un ni l’autre en ceci me tromper;
Je saurai tout ; Nice se peut vanter
D’être homme à qui l’on en donne à garder.
Vous savez bien qu’il y va de ma vie :
N’allez donc point faire la renchérie ;
Montrez par-là que vous savez aimer
Votre mari plus qu’on ne croit encore ;
C’est un beau champ. Que si cette pécore
Fait le honteux, envoyez sans tarder
M’en avertir, car je me vais coucher,
Et n’y manquez; nous y mettrons bon ordre.
Besoin n’en eus ; tout fut bien jusqu’au bout.
Savez-vous bien que ce rustre y prit goût ?
Le drôle avoit tantôt peine à démordre.
J’en ai pitié; je le plains, après tout.
N’y songeons plus; qu’il meure, et qu’on l’enterre.
Et quant à vous, venez nous voir souvent.
Nargue de ceux qui me faisoient la guerre ;
Dans neuf mois d’hui je leur livre un enfant.
Source :
CONTES ET NOUVELLES EN VERS.
PAR JEAN DE LA FONTAINE.
TOME SECOND.